Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Francis Waldvogel

Pandémie Covid-19 : De l'angoisse existentielle vers un nouvel ordre de la communauté humaine


Publié le 21 avril 2020


Avril 2020, le bilan est lourd : Alors que le virus SRAS-CoV-2 ( son nom désormais officiel) avait contaminé à son origine quelque 100 000 personnes en Chine, sa progression inexorable de l'Est vers l'Ouest de notre planète a déjà infecté plus de 2 millions de personnes en provoquant le décès de 120 000 d'entre elles. Il a paralysé les transports terrestres et aériens, placé l'économie mondiale en léthargie, approfondi la fracture sociale, mis la finance internationale à genoux et – surtout – engendré une angoisse existentielle chez chacun de nous : nous redécouvrons ces jours notre propre fragilité et le caractère éphémère de notre existence.

Comment un virus, somme toute la plus petite entité viable connue, en est-il arrivé là ? Particule sphérique ressemblant à un oursin mais évidemment infiniment plus petit, sa taille est environ d'un millionième de celle de la cellule qu'il infecte. Lorsqu'il la pénètre, il lui impose immédiatement un nouveau régime : utilisant ses propres gènes, il la leurre. Dès lors, elle produira, aveuglément et à tour de bras les composantes nécessaires à la production virale et ne soucie plus guère de sa propre santé. Lorsque cette tromperie arrive à son terme, la cellule meurt et la progéniture virale fraîche s'en échappe pour infecter d'autres cellules respiratoires, puis l'organisme entier, puis d'autres individus avoisinants, une ville, un continent…

Si l'on prend quelque distance, il y a plusieurs clés de lecture pour comprendre, sinon du moins appréhender le malheur que nous vivons. Mais tout d'abord, admirons l'ensemble des ressources mis en place mondialement – médicales, sanitaires, sociales, politiques – pour contenir le désastre ; et gardons une pensée émue pour celles et ceux qui, frappés par le destin, subissent les conséquences dramatiques de l'insuffisance respiratoire à pronostic réservé.

Quelques réflexions s'imposent sur cette complication souvent mortelle, car c'est en fait elle qui nourrit notre angoisse. Comment et pourquoi peut-on mourir d'une "simple" infection virale, qui ne tue que rarement ? L'atteinte pulmonaire très grave ne survient qu'au décours de la maladie, et des observations récentes s'accumulent pour en expliquer le mécanisme : ce serait une réaction exagérée de notre système immunitaire, qui en quelque sorte "s'emballe" dans sa mission de nous défendre. Cette évolution en deux phases du CoVid-19, l'initiale relativement bénigne, la deuxième rare et gravissime, n'est pas sans rappeler ce qui se passa lors de grippe " espagnole " de 1918. Bon nombre de patients présentaient aussi une évolution en deux phases, en se surinfectant par des bactéries (pneumocoques, haemophilus influenzae), pour lesquelles aucun antibiotique n'était encore découvert. Cela permettait au microrganisme de se multiplier impunément dans un poumon affaibli, causant la mort. Plus de 100 ans plus tard, le scenario est resté le même, tandis que les acteurs ont changé : bactéries intraitables il y a un siècle, tempête de cytokines due à la réaction immune exagérée aujourd'hui, dont nous n'arrivons pas encore à déchiffrer la complexité ni à envisager de traitement.

Le virus sont-ils nos ennemis ? On peut en douter, car ils font partie depuis toujours de notre monde, on en compterait 10^31, (un 10 suivi de 30 zeros). Nous serions continuellement "bombardés" par des millions de virus qui ont emprunté les grands courants atmosphériques pour voyager. Dans l'immense fourmillement du vivant, ils s'adaptent continuellement par mutation pour trouver une cellule-hôte, quelle qu'elle soit, pour survivre : des cellules bactériennes aux plantes et jusqu'aux humaines. Ils ne doivent cependant pas les tuer toutes, car cela scellerait également leur destin. Pour se propager, ils utilisent tous les vecteurs possibles – courants atmosphériques, bactéries, végétaux, insectes, mammiféres, nous. Si leur première condition de survie intracellulaire est dictée par les lois de la biologie, leur dissémination dépend des conditions environnementales.

Une mutation a donc suffi au virus SRAS-CoV-19 pour mettre notre planète à genoux. Ce mécanisme d'une petite cause menant à des effets démesurés est bien connu. Il a été appréhendé par les mathématiciens depuis de nombreuses années grâce à la théorie des systèmes complexes, postulant que chaque phénomène de la nature est la résultante imprévisible – on parle d'émergence- d'un ensemble d'interactions en réseau. Un tel réseau est extrêmement sensible aux conditions initiales, qui sont en général mal connues. Ce phénomène a été vulgarisé par la métaphore imaginée qu'un battement d'aile d'un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas. La pandémie CoVid-19 en est la démonstration la plus réelle que je connaisse. Nous êtres humains, sommes un échafaudage remarquable de systèmes complexes d'échanges intérieurs culminant en l'émergence de la vie, la parole, mémoire, conscience, spiritualité. Or au gré des siècles, nous avons structuré notre monde en un amalgame de réseaux incontrôlés d'échanges de matières premières, produits en tout genre, bits informatiques, voyageurs et touristes. A l'instar de la fourmi d'Argentine qui a envahi le monde au 19ème et 20ème siècle grâce au commerce maritime, ou de la troisième pandémie de Peste au 19ème siècle qui a bénéficié de l'essor de la navigation à vapeur, nous vivons aujourd'hui les conséquences d'un déploiement débridé de nos réseaux mondiaux avec leurs émergences négatives, certaines étant suspectées depuis longtemps.

Il ne s'agit aujourd'hui ni de prophétiser une catastrophe, ni d'inciter à un retour au passé. Tout d'abord, il s'agit de panser nos plaies et de remédier au fléau actuel. Ceci s'accomplit actuellement grâce à un effort concerté et généreux de la communauté humaine. Mais il y aura un " avant" et un "après" du CoVid-19. L'état antérieur ne se retrouvera pas de si tôt, et probablement jamais. Aucun courant politique, aucune décision d'Etat n'a jamais été capable de ce qu'un virus a accompli : mettre l'humanité en un état de fonctionnement global ralenti, en répit. Consacrons donc à cette parenthèse l'énergie voulue pour repenser un ordre planétaire nouveau, car cette pandémie nous révèle l'extrème fragilité de notre interdépendance illimitée et la vulnérabilité de nos réseaux modernes. Un travail collectif s'impose, regroupant tous les savoirs et animé par une pensée citoyenne, afin de repenser nos interactions avec notre entourage en imitant mieux ce que la nature nous apprend sur les échanges : ni trop, ni trop peu ; être attentifs aux émergences négatives et les éliminer.

C'est grâce à une telle alliance des compétences qu'émergera une société plus robuste, respectueuse des valeurs humanistes. Car sinon, dans le foisonnement de la vie qui nous entoure, d'autres effets Papillon prépareront d'autres épreuves.

Francis Waldvogel est professeur de médecine. Figure marquante du système académique suisse, il a été directeur du département de médecine à Genève, vice-président du Conseil de la science et technologie suisse, président des Écoles polytechniques fédérales et cofondateur du World Knowledge Dialogue, une plateforme promouvant un meilleur dialogue entre sciences naturelles et sciences humaines et sociales.

Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Tableau de la vie – échanges, émergence, complexité (mars 2020)

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