Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Elena Pasquinelli

Comment transmettre à nos enfants les leçons de la crise ?


Publié le 28 avril 2020


Partie I : éloge de la compassion

Nous sommes nombreux à nous interroger sur la nature de la crise sanitaire en cours, sur l’état d’urgence dans lequel elle nous a plongés, sur ce que le confinement, l’isolement, la distanciation sociale nous laisseront en héritage. Nous sommes nombreux aussi à espérer pouvoir tirer profit de cette crise, en apprenant à mieux nous préparer pour les crises futures, certes, mais aussi à faire un pas en avant dans notre quête de progrès culturel, civique, éthique.

L’altruisme en temps de crise

Chez moi – en confinement bien sûr – à huit heures chaque soir, les fenêtres s’ouvrent et tous mes voisins applaudissent. Un extraterrestre qui descendrait sur terre aujourd’hui enregistrerait nombre de ces phénomènes bizarres : il entendrait chanter aux fenêtres, il verrait des jeunes adolescents fabriquer des masques, des bénévoles de tout âge apporter à manger à ceux dans le besoin, appeler des inconnus pour prendre des nouvelles, pour converser.

Nous, sur terre, nous comprenons ces gestes. Ils naissent d’un besoin d’être ensemble, de partager une vie sociale, fût-elle mise à distance, par une cour d’immeuble, par une ligne téléphonique. Nos ancêtres vivant en groupe, nous avons développé au cours de notre histoire évolutive des adaptations qui nous permettent de communiquer, échanger, coopérer, aider. Voire, qui nous poussent à le faire.

Mettez un enfant d’un an à côté de quelqu’un qui pleurniche et montre des signes de souffrance. Il ira le consoler. Il lui passera un jouet, un biberon. Il touchera sa main. Voici un enfant à peine plus grand qui regarde un adulte en difficulté. Cette fois l’adulte n’arrive pas à ouvrir un placard, ses mains sont occupées. Vous verrez probablement l’enfant se diriger vers l’adulte pour l’aider. Vous verrez aussi ce même enfant agir de conserve avec un adulte, dans la construction d’une tour de cubes par exemple. S’ancrer dans le regard de son partenaire pour en extraire des indications silencieuses : sur ce qu’il aime, mais aussi sur ce qu’il faut aimer ou penser. Dans un si simple échange, adulte et enfant font preuve de ces adaptations que notre histoire évolutive nous a laissés en héritage, pour apprendre aux autres et pour apprendre des autres – presque en silence.

Une espèce sociale – qui dépend des autres pour apprendre et qui s’approprie les inventions, techniques, stratégies de ses ancêtres et de ses pairs – se doit en effet de posséder un vaste arsenal d’outils (mentaux) pour tirer profit de la richesse de la connaissance et de la collaboration avec ses semblables.

Elle doit aussi compter sur des systèmes de défense appropriés : contre les menteurs, les manipulateurs qui voudraient profiter de cet altruisme et de cette volonté de partage et de coopération sans rien donner en échange.

Et en effet, encore une fois, l’étude des capacités de l’enfant nous montre que cet esprit critique est bien là, que l’enfant est outillé pour sélectionner ses informateurs, jauger sur la base de critères les informations qu’on lui apporte.

Esprit critique et esprit éthique se croisent d’ailleurs : l’enfant déjà à trois mois préfère observer un adulte qui aide un autre plutôt qu’un adulte qui ne le fait pas ; plus tard, l’enfant montrera sa préférence pour les personnages altruistes, les « gentils » plutôt que les « méchants ». Et même quand il s’agit de prendre des informations (le nom d’un objet par exemple), il choisira plutôt un informateur qui fait partie des « gentils » et laissera tomber le « méchant ».

Mais alors, pourquoi ne sommes-nous pas tous plus spontanément solidaires – même en dehors des temps de crise ? Le fait est que notre altruisme naturel n’est pas illimité ou indifférencié. Il porte les marques de notre histoire évolutive, et cette histoire nous a mis dans des conditions particulières, où certaines formes d’altruisme plutôt que d’autres se se développées.

L’empathie, le sentiment qui nous fait sentir ce que l’autre ressent, sentir avec lui, et éventuellement agir en conséquence, est un moteur essentiel de notre altruisme et de notre capacité à nous mobiliser pour les autres.

Mais l’empathie a aussi des vilains défauts, et la même considération s’applique à notre altruisme naturel. L’un et l’autre fonctionnent mieux dans un rapport de proximité qu’à distance : quand la personne souffrante est en notre présence et non pas invisible à nos yeux, quand elle fait partie de notre cercle familial ou relationnel davantage que que lorsqu’elle appartient à un autre groupe.

Nos comportements pro-sociaux sont ainsi souvent empruntés à une logique d’appartenance au groupe – à notre groupe – ce qui crée de la distance avec les autres, et donne souvent lieu à des comportements et jugements négatifs à propos de ceux qui appartiennent à des autres groupes.

Des philosophes, comme l’éthiciste Peter Singer, et des cognitivistes, comme le psychologue Paul Bloom, ou le linguiste Steven Pinker, se rejoignent dans l’idée que nos réactions naturelles, nos « réponses de ventre » (gut feelings), ne sont pas suffisantes pour assurer un progrès vers des sociétés plus justes, vers des actes d’altruisme plus larges, vers une vie en commun plus épanouie de celle que nous garantit l’évolution naturelle.

Éduquer nos enfants à la compassion

Au fond, nous sommes fils de notre biologie, mais nous le sommes aussi de notre culture. Au fil des siècles nous avons construit institutions, commerces, formes de sociabilité et de communication qui élargissent de fait le cercle de l’empathie. Nous nous émouvons pour des personnages de fiction à la télévision, pour des personnes en chair et en os loin de nous dans d’autres pays en souffrance, parce que finalement nous pouvons les voir, nous familiariser avec leurs vies. Nos institutions nous imposent des sacrifices pour le bien d’autres individus que nous ne rencontrerons jamais.

Pouvons-nous tirer profit de la crise actuelle, de cette douloureuse expérience du risque, de la fragilité, et du mouvement d’altruisme et d’empathie que cela a engendré pour aller encore plus loin – dans le monde d’après ?  Rien ne serait plus triste que revenir en arrière comme si rien n’avait été. Mais alors que faire ?

Chacun de nous peut se poser cette même question – au regard de sa profession, de son rôle dans la société, de ses capacités et intérêts. Pour ceux qui, comme moi, travaillent dans le domaine de l’éducation, le défi est de comprendre comment maintenir un élan d’altruisme et créer un engagement et une volonté de solidarité qui exploitent mais ne se fondent pas uniquement sur les « sentiments du ventre ».

L’empathie n’est pas quelque chose que nous choisissons, mais quelque chose que nous ressentons.
La compassion est quelque chose que nous pouvons développer et qui peut nous conduire à la volonté d’agir au-delà de notre groupe, de voir au-delà de notre cercle. Encore une fois : comment ?

Je n’ai aucune formule magique à proposer, mais une ou deux idées. La première consiste à déplacer, du moins en partie, la focale de l’éducation vers la compassion. Arrêtons de penser l’éducation uniquement comme la préparation d’un rôle économique à jouer, d’une intelligence à développer, et repensons-la comme la formation d’un citoyen – solidaire, éthique, respectueux, aidant.

Pour cela, nous aurons à exploiter ce que nous savons à propos de notre make-up cognitif. Les progrès en connaissance que représentent les sciences de la cognition pourront nous venir en aide.

Il s’agira de s’ancrer sur nos capacités naturelles d’altruisme et d’empathie, et de les nourrir de connaissances, de réflexions, afin de les outiller pour notre monde élargi, afin de les dépasser grâce à nos contenus éducatifs. 

La connaissance sera notre alliée. Non seulement la connaissance de notre cerveau, de notre cognition, mais la connaissance des autres, qui vivent aux quatre coins du monde (et de nos villes), de leurs modes de vie, des risques et dangers auxquels ils sont soumis. Connaissance des conditions de vie réelles qui les poussent à des choix extrêmes – quitter leurs pays, pour chercher refuge et sécurité chez nous, qui nous sentons maintenant si fragiles. Connaissance de ceux qui ont besoin de notre aide, de notre solidarité, ici ou ailleurs.

***

La deuxième idée consiste à outiller notre esprit critique – le nôtre et celui de nos enfants, de nos adolescents. Car c’est grâce à notre esprit critique que nous serons capables de juger les informations qui nous seront apportées de façon objective, de distinguer les connaissances des simples opinions, de faire le tri dans les informations qui circulent sur Internet, les réseaux sociaux et les médias, et ainsi prendre des décisions plus justes, en connaissance de cause.

***

 

Partie II. Éloge de l’esprit critique et scientifique.

 

L’expérience de la pandémie en cours met chaque citoyen face à de nombreux défis – certains vitaux. Pour commencer, la nécessité de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie dans l’information en circulation. Avons-nous déjà à notre disposition un traitement qui serait efficace contre le virus ? Savons-nous si les personnes infectées sont immunisées ? Sommes-nous capables de prévoir la durée de la crise, les effets d’un déconfinement précoce ? Le défi du tri entre des voix discordantes ne concerne pas seulement le citoyen, mais d’abord le décideur.

Cette crise nous donne aussi une occasion pour réaffirmer le rôle de la science dans la construction d’une compréhension plus objective et plus solide du monde qui nous entoure. Du haut de cette connaissance, la science est un phare nécessaire dans la prise de décision, même si celle-ci, dans une démocratie, reste affaire de citoyens – et de leurs représentants. Et rien ni personne ne pourra décider à leur place.

Mais cette crise nous alerte aussi sur le besoin d’une communauté de scientifiques plus solide, et mieux préparée. Nous en avons besoin pour nourrir l’esprit scientifique du citoyen, quels que soient son métier, ses activités ou ses centres d’intérêts.

Science sans conscience...

Cela est d’autant plus évident à un moment où la science ne peut que confesser toutes ses incertitudes : en face d’un phénomène récent, nouveau, il faut se donner le temps de comprendre. Sous nos yeux, la science déploie ses armes, ses outils : les plus grossiers et les plus rapides, ceux qui lui servent d’orientation – les études de cas, les observations cliniques, l’expérience du passé – mais aussi les plus fins et les plus rigoureux, ceux qui prennent du temps – les tests cliniques, la multiplication des expériences et des observations, la recherche d’un consensus fondé sur les faits.

Pour tout citoyen curieux de cette communauté, une fenêtre s’est ouverte devant lui, où il peut observer à loisir les petites abeilles de la science s’agiter dans leur ruche, dans un va-et-vient incessant, se diriger vers une cible, revenir en arrière, avancer enfin d’un pas plus assuré.

Mais les comprend-il ? A-t-il les moyens de se figurer ce que représente une quête de connaissance objective ? Perçoit-il réellement les avantages, les difficultés et même les limites des outils de la science aujourd’hui ? 

Grâce à ces outils, l’incertitude portant sur l’épidémie en cours est progressivement résorbée, mais encore aujourd’hui elle perdure : sur les causes initiales de l’épidémie, sur la nature même du virus et sa capacité à muter, sur la réaction immunisante de l’organisme, et plus encore : sur les scénarios futurs.

Cette incertitude n’est pas un défaut de la science, mais le signe de tous les phénomènes complexes. La démarche de la science, son arsenal compliqué d’observations, d’expérimentations, de confrontations entre pairs, représente la meilleure chance que nous nous sommes donné afin d’obtenir les connaissances les plus solides et les plus objectives possibles sur cette complexité.

Pour comprendre cela, le citoyen doit au moins posséder une sensibilité scientifique, et une compréhension éduquée de l’incertitude. Comprendre cela permet de réfléchir à la relation complexe qui existe entre la connaissance des faits et la décision sur ce qu’il convient de faire – cette dernière se devant de prendre en compte aussi bien l’incertitude sur les faits que les valeurs, les exigences, les craintes et les espoirs qui sont propres à une société.

Pour ceux qui, comme moi, oeuvrons dans le domaine de l’éducation, l’expérience de la crise met en avant avec insistance la nécessité de repenser les finalités de l’éducation du futur citoyen, et donc le contenu de celle-ci.

A côté d’une éducation à la compassion, à la solidarité, s’impose une éducation à l’esprit critique et scientifique pour les générations futures.

Faire preuve d’esprit critique signifie savoir évaluer et jauger la qualité des informations qui nous sont proposées : s’agit-il de connaissances solides ? De quel degré d’incertitude s’accompagnent-elles? Comment ont-elles été produites ? Quelle est la solidité des preuves apportées ?

 

 

Pour une « confiance raisonnable »

Comprendre la nature de la science, de ses stratégies de construction de la connaissance, est une composante fondamentale pour la formation d’un esprit critique, capable de doser sa confiance à bon escient.

Doser sa confiance ne signifie point douter de tout, se garder de prendre une décision ou de se forger une opinion. L’esprit critique n’est pas synonyme d’une recherche infinie de vérités cachées. Il est plutôt synonyme d’une raisonnable confiance, et de la capacité de juger où se trouvent les connaissances les plus solides, d’en accepter l’état d’avancement et donc d’incertitude, tout en les séparant des rumeurs et des fausses certitudes.

Faire preuve d’esprit critique, c’est avant tout savoir évaluer, pour utiliser son évaluation dans la prise de décision.

Ne nous trompons pas : aucune connaissance quelque robuste qu’elle puisse être ne prendra de décision à notre place. Ce sera toujours à nous, en tant que citoyens, ou à nos représentants, de poser une décision qui nous engage tous collectivement – et les variables en jeu dans une décision sont multiples. Mais nous le ferons, ils le feront, en connaissance de cause.

Le devoir de l’école après la crise sera encore plus qu’auparavant d’aider à développer l’esprit critique de chaque futur citoyen, pour construire une société où les décisions sont le fruit d’un débat éclairé – de façon non simpliste – par les faits.

Elena Pasquinelli est chercheuse en sciences cognitives et philosophe, spécialiste de l’apprentissage. Responsable du Pôle Recherche, innovation, expérimentation de La Main à la pâte, chercheuse associée à l’Institut Jean-Nicod (Institut d’études de la cognition de l’ENS de Paris), elle est également membre du Conseil scientifique de l’Éducation nationale. 

Dernier ouvrage publié aux éditons Odile Jacob : Comment utiliser les écrans en famille (sept 2018)

Téléchargez l'article