Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Patrick Clervoy

La Somme de toutes nos peurs et celle de nos espérances


Publié le 30 avril 2020


Le problème de nos peurs est qu’elles empêchent de voir l’ensemble des dangers. C’est l’effet tunnel. On se focalise sur l’objet de crainte le plus proche et on ne mesure pas les autres menaces, celles qui sont plus lointaines et parfois plus importantes.
La pandémie est liée à un virus que nos yeux sont incapables de repérer. Rien ne permet de discerner un objet contaminé d’un objet qui ne le serait pas. Rien ne permet d’assurer qu’un objet non contaminé puisse le rester une heure après. Comme nous nous déplaçons, comme nous manipulons sans cesse les objets du quotidien  : les poignées de porte, les téléphones portables, les couverts, les aliments, les sacs, les vêtements… la menace est partout. Même sur les masques. La peur en est plus grande et l’aveuglement aussi.
Notre observation se pose sur la conjonction de deux caractéristiques de la pandémie : sauf quelques rares exceptions au regard du phénomène mondial, l’homme est la seule victime d’un virus que seul, aussi, il héberge. C’est le virus qui tue, mais c’est l’homme qui lui offre le transport. S’il n’y avait pas l’homme pour le diffuser, il n’y aurait pas de pandémie. S’il n’y avait plus un homme sur la planète, en théorie une semaine après sa disparition il n’y aurait plus de CoViD19. Au-delà du virus, le problème crucial c’est l’homme et ses comportements. Nous sommes le problème.

La peur des lieux de vie

La peur qui domine est celle d’être contaminé. C’est la plus commune. Même celui qui a été malade, qui en est sorti guéri, qui est maintenant immunisé pour plusieurs mois, peut avoir peur d’être contaminant, c’est-à-dire porter une charge virale déposée sur lui par une personne malade, la transporter sans le savoir puis la déposer plus loin sur une personne non immunisée qui développerait à son tour la maladie. Ce sont des peurs liées à la transmission de la maladie. Ces peurs se déclinent sur la conjugaison du verbe contaminer : « J’ai peut-être été contaminé, tu m’as contaminé, nous pouvons être contaminants, ils seront tous contaminés, etc. »
Le confinement est une mesure de sécurité et, sans que cela soit paradoxal, cette mesure génère d’autres peurs. Il y a la peur de l’enfermement et de l’ennui, la peur de la solitude pour les uns ou la peur des tensions familiales pour les autres. A l’opposé il y a la peur de sortir, la peur de dépasser les limites autorisées, d’être contrôlé et de se trouver en infraction.
Avec la levée du confinement chacun va découvrir un environnement remanié par de nouvelles contraintes. Des espaces publiques sont fermés, d’autres sont emplis de longues files d’attentes. Il y aura moins de bousculades mais plus d’agacement si une personne vient à s’approcher trop près d’une autre. Les rendez-vous populaires sont suspendus pour plusieurs mois. Nous sommes privés de manifestations artistiques et de compétitions sportives. Pas un seul grand événement sauf la pandémie qui a effacé tous les autres.

La peur des restrictions matérielles

Les peurs suivantes sont relatives aux menaces qui pèsent sur notre environnement social au sein duquel, avant la pandémie, chacun pouvait trouver une sécurité relative. Les pénuries, le chômage, les carences de paiement sont des obsessions inquiètes pour l’avenir proche. Les craintes quant aux satisfactions de nos besoins immédiats sont d’autant plus persistantes que nous avons perdu confiance dans notre modèle de société qui n’a pas su anticiper l’ampleur de la pandémie ni nous préparer à la crise qu’elle allait déclencher. Si les dispositifs actuels sanitaires, économiques et politiques n’ont pas permis d’en éviter les conséquences, il tombe sous l’évidence que ces mêmes moyens ne nous permettront pas de sortir rapidement de cette crise ni à empêcher qu’elle se renouvelle, ce que déjà les mauvais augures nous annoncent. Avec la perte de confiance dans notre modèle de société, le doute s’installe. A quel point notre monde est-il ébranlé ? Jusqu’où est-il solide ? Les moyens mis en place seront-ils suffisant pour assurer dans l’épreuve la solidarité du tissu social ?

La peur du chaos

De là commencent des angoisses plus confuses. Comme n’importe quel organisme vivant, nous sommes poussés à réagir contre ce qui nous menace. Dans l’angoisse et l’urgence, nous sommes réticents à entrer dans la complexité d’un problème. Notre psychisme se précipite vers ce qui paraît clair et facile à penser. Par un mécanisme réflexe, nous projetons sur une catégorie de personnes la totalité des phénomènes qui nous menacent. Même si chacun sait que ces simplifications sont trompeuses, nous suivons la pente d’une pensée collective. Pour apaiser leurs tensions anxieuses, les foules demandent des coupables et il y aura toujours des opportunistes pour leur désigner des boucs émissaires. Les cibles seront choisies selon qu’elles répondront à des satisfactions xénophobes ou à la préservation de privilèges de classe sociale. Les théories du complot vont se développer. Des gens se laisseront berner par des discours populistes. Il y aura une hausse des violences civiles. Aux frontières des pays des zones de quarantaine vont être installées. Dans ce monde où il était si facile de circuler avant, les différents pays vont pour un temps long se contracter sur leurs espaces. Les régimes totalitaires vont se durcir. Les restrictions des libertés publiques vont affaiblir les démocraties. Les perspectives sont sombres, sauf à se mobiliser dès maintenant pour penser ensemble un monde différent.

L’entraide pour maîtriser nos peurs

Plus contagieuses que le virus, les peurs sont prêtes à envahir le monde. Nous pouvons leur opposer la somme de nos espérances. Des questions angoissées circulent : « Est-ce que l’humain peut perdurer ? » La réponse est oui, mais pas s’il reste le même. Nos espérances ne peuvent surgir que d’un changement.
Face aux peurs qui se sont levées partout, les solutions les plus évidentes sont dans les ressources du collectif. Lorsqu’elles pensent aux semaines et aux mois qui vont venir, dans l’effort pour sortir de cette crise, une majorité de personnes disent à haute voix : « L’avenir ne peut pas rester le même » ; « Il faut le repenser ». C’est maintenant, parce que nous sommes en pleine crise, que nous sommes malléables pour de nouvelles règles. On peut exiger cela de nous-mêmes. Les principes sont déjà à l’œuvre et des exemples sont en germes tout autour de nous. Dès le 17 mars des initiatives solidaires à petite échelle se sont mises en place et se sont prolongées au fil des semaines. Dans des immeubles, on voit des solidarités de paliers. Par exemple un couple attentif à leur discrète voisine de quatre-vingt-huit ans lui propose faire ses courses, à quoi la doyenne qui se souvient qu’elle a une machine à coudre les remercie en fabriquant en série des masques de tissus qu’elle leur offre.  On voit dans les villes comme dans les campagnes se développer, sous l’impulsion des réseaux associatifs, des chaînes de solidarité auprès des personnes en difficulté. L’entraide à l’échelle locale constitue l’unité élémentaire des forces de reconstruction. C’est par ces gestes généralisés d’entraide de proximité que chacun participe à la restauration de son environnement. On dit que la solidité d’une chaine est celle de son maillon le plus faible. La solidité du tissu social dépend de l’assistance aux personnes en difficulté.
L’entraide est la première étape du changement que nous attendons.

Les « petites mains » qui sauvent le monde

L’épreuve du confinement a montré des choses que ne savions pas voir. Une personne m’a fait cette remarque : « Dans cette épreuve, nous nous sommes rendus compte qu’un livreur ou qu’un éboueur est plus important qu’un footballeur » …
La deuxième leçon que nous donne cette épreuve est celle de la modestie. L’équipement technologique est formidable, mais à lui seul insuffisant. Dans la crise actuelle, les grandes machines sont impuissantes. Beaucoup sont à l’arrêt. Le front du combat est l’ensemble des petites mains qui aident et qui soignent. Il est étrange de penser que, contre une menace qui met la planète à genoux, la lutte se fait avec des gants, des masques et des blouses de quelques grammes, et que dans la première étape de cette guerre contre le virus, la victoire se conquiert par les milliers de petites mains coordonnées autour de chaque malade. S’il fallait maintenant élire le « personnage de l’année » 2020, c’est l’équipe médicale qui est élue, et derrière elle tous ceux qui ont assuré la chaîne logistique comme les chauffeurs-livreurs, et ceux qui ont assuré l’hygiène et la sécurité sanitaire : les agents hospitaliers et ceux qui ont répété chaque jour les taches de nettoyage et de désinfection.
La modestie est de reconnaître que ce sont ces forces-là, venant de corps de métiers peu reconnus ou mal valorisés, qui ont tenu dans la débâcle et qui nous ont sauvés.

De nouveaux gestes pour porter cette espérance

Les postures « barrières », et le port du masque en particulier, nous privent des gestes quotidiens dont nous avons besoin pour enrichir la qualité de nos relations sociales. Nous avions, jusqu’à la pandémie, une gamme de comportements pour exprimer notre respect ou communiquer notre affection. Ces gestes venaient du fond des âges : serrer ou prendre la main, prendre dans les bras, porter, mettre les joues en contact, échanger des baisers. Nous sommes, pour une longue période, privés de la capacité de répéter ces gestes.
Il nous faut inventer de nouveau gestes solidaires : offrir de ses yeux un sourire, incliner la tête, présenter la paume de sa main et mettre la main sur le cœur comme on le fait déjà au Moyen-Orient, ou bien présenter les mains jointes comme on le fait déjà en Extrême-Orient. A ces gestes nous conservons la capacité d’ajouter notre voix et dire avec calme, dans la langue de chacun, des mots d’accueil et de bienvenue.

Patrick Clervoy est médecin psychiatre, professeur agrégé du Val-de-Grâce.

Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Les Pouvoirs de l'esprit sur le corps(avril 2018)

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