Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Alain Renaut et Geoffroy Lauvau

Une éthique commune est-elle possible en temps de crise ?


Publié le 13 mai 2020


Les questions soulevées par la pandémie mondiale ont été dominées dans un premier temps par le registre sanitaire et par la prise en charge des conséquences économiques et financières de la crise. Très vite cependant des besoins de justification, éthique ou politique, n’ont pas manqué de se faire jour, chez les décideurs, comme dans l’opinion publique ou pour les personnes bouleversées dans leur mode de vie. De tels besoins invitent les philosophes à mobiliser leurs propres compétences réflexives pour apprécier l’état des lieux. 

De Kant à Péguy : quand le philosophe se retrousse les manches...

L’évaluation d’une situation par référence à des normes la dépassant peut se heurter à l’objection de Péguy contre la propension philosophique, incarnée à ses yeux par Kant, à refuser les compromis du pragmatisme et à cultiver un questionnement de surplomb : ainsi le philosophe se donnerait-il des mains d’autant plus aisément pures qu’il n’aurait pas de mains, donc de prise sur le réel. Pourtant, non seulement la fondation kantienne d’une exigence « catégorique » d’universalité des principes n’a jamais exclu de justifier empiriquement les décisions et les actes, mais rien n’exclut non plus de concevoir et de pratiquer une philosophie, dans les registres éthiques et politiques, plus appliquée aux particularités des situations. Notamment quand les situations appelant la réflexion se présentent comme « extrêmes » : ainsi les situations de pauvreté extrême dans certaines régions du monde ou celles des violences collectives extrêmes, notamment de type jihadiste, avaient-elle pu appeler un réajustement de l’approche philosophique à la particularité de leurs données. Il pourrait en être de même, aujourd’hui, à propos des risques extrêmes auxquels l’humanité est exposée par le covid-19, comme cela avait pu déjà être le cas, dans le registre même du risque, pour le changement climatique.
Le recours aux versions extrêmes d’un phénomène (celui de la conflictualité, de la pauvreté ou du risque sanitaire aujourd’hui) permet en effet une intelligibilité toute particulière. Elle tient à la façon dont le phénomène considéré s’y trouve présenté comme s’il était placé sous un miroir grossissant sous lequel tous les ressorts deviennent visibles, démontables, exposés jusque dans leurs soubassements les plus profonds. Les composantes de ce qui se déploie se manifestent dans une lumière permettant de mieux questionner ce qui doit être appliqué à l’état de fait : l’effet de loupe facilite une lecture analytique, décomposant le phénomène en ses phases, aidant à en repérer les prodromes, la progression, les mutations, ainsi que les zones d’attaque permettant à une réplique d’être conçue, organisée, déployée.
  Les données de la situation de risque extrême de mortalité et de désorganisation à laquelle la pandémie a exposé en quelques semaines presque tous les pays du monde, ont suscité, parmi toutes espèces d’urgence, celle d’un questionnement normatif, éthique et politique. Il porte sur des décisions prises ou à prendre dans tel ou tel contexte particulier de l’intervention médicale ou de l'action politique nécessaire. Quelles justifications mobiliser quand il s’agit de décider du tri éventuel des patients lors des moments les plus tendus de l’accueil dans les services de réanimation ? Comment maintenir en vie un dispositif économique n’exposant pas les personnes les plus démunies à se trouver privées des conditions d’une vie digne ? Sur l’un ou l’autre de ces terrains, ne pouvait que s’affirmer le besoin de disposer de repères évaluatifs permettant de fixer des agendas correspondant à des décisions et à des responsabilités collectives ou individuelles.

Un nouveau consensus éthique au creuset des crises

Où en sommes-nous, moins de deux mois après les premiers choix ? Le besoin de repères normatifs s’exprime au moins sur deux plans.
Au plan national ou régional, des principes sont convoqués en particulier pour justifier des options de déconfinement : faut-il trier les plus vulnérables en choisissant de les confiner ou leur permettre de sortir de chez eux, par référence à la valeur de la responsabilité personnelle, quitte à reconfiner ensuite, ou, selon une autre option, à procéder à un isolement systématique des personnes contaminées ?
Au plan régional ou global, ne faut-il pas prendre en compte les situations des personnes, mais aussi des pays et des régions du monde les plus démunis ? Comment déterminer ce que sont à leur endroit nos obligations, dans des situations où, compte tenu des données qui leur sont propres, une intégration plus soutenue des exigences du développement humain s’avère impossible ? Là aussi, au plan des relations globales, une référence à une valeur comme celle de la dignité humaine se révèle nécessaire, ainsi que nous pouvions le voir déjà dans les questions de justice climatique globale. 
Dans des situations aussi complexes et inédites, il peut être déconcertant de constater que de grandes conceptions morales puissent être mobilisées parfois au service de décisions opposées.
Par exemple, dans la situation extrême où l’ampleur du risque et l’urgence qu’il crée pour décider de ce qu’il faut choisir de faire, une version classique de l’utilitarisme peut consister à appeler au sacrifice des individus à l'intérêt supposé supérieur du collectif. Cette position-type a, au début de la pandémie, pu laisser croire qu’il serait possible de faire le choix de l’immunisation de groupe, avec ce qu’elle a de choquant en ce qu’elle implique une survalorisation du sort de tous par rapport au respect de la vie et de la dignité d’un moins grand nombre. Un tel choix peut venir à nouveau nourrir, après le confinement et une fois les services de réanimation moins débordés, la perspective d’une sélection des plus résistants (du fait de leur jeunesse ou de leurs forces propres) par l’exposition collective de toute une population au « libre » déploiement du virus en vue de faire ressortir ceux qui sont en mesure d’apporter le plus, durablement, à la société. Dans sa structure porteuse, une telle option mérite d’être appréciée comme « inhumaniste » en ce qu’elle fait interférer la considération non négociable de la dignité et du respect de tout être humain avec celle des besoins de la collectivité : on retrouve là aussi une forme d’utilitarisme incluant le sacrifice d’individus à l’intérêt bien compris du plus grand nombre.
Reste qu’une réflexion plus ouverte à la complexité des données permet d’apercevoir que les positions prises s’infléchissent en fonction des accentuations différentes de ces données dans leurs contextes. Il serait en ce sens possible d’argumenter, selon une même position théorique, qu’une société où la structure de la famille est réduite par la dynamique de l’individualisme gagnera à la renforcer dans une situation aussi complexe : ce serait le cas, par référence là encore à l’intérêt bien compris,  dès lors que l’on mesurerait l’apport procuré aux plus jeunes par une personne plus âgée à la faveur des conseils issus de son expérience et de sa disponibilité. En l’espèce, même un utilitariste pourrait donc parvenir, dans ce contexte, à justifier une action respectant la valeur de l’humain.
Un tel constat peut donner le sentiment désespérant d'un relativisme fondamental, ou en tous cas l’impression que l'on peut parvenir à justifier des options diverses à partir des mêmes repères normatifs.

L’éthique de crise au risque de la confiance

Une philosophie appliquée au risque extrême pourrait cependant faire apparaître que ce constat appelle, non à désespérer de la réflexion, mais à prolonger celle-ci en vue d’éclairer les décisions et les actions. D’un tel prolongement s’ensuivrait une saisie plus fine de la complexité des choix normatifs et, plus précisément, de la dose de pragmatisme qui s'impose dans l’appréciation des décisions à prendre à partir de la particularité des situations. 
Situer le niveau où le pragmatisme doit intervenir sans dissoudre pour autant les ressorts normatifs auxquels les décisions s’adossent, ce serait faire apparaître qu’un tel pragmatisme ne peut être contourné dans la méthode utilisée, aussi bien par les médecins que par les décideurs des politiques de santé ou même des politiques économiques. Face à des situations extrêmes, les critères des décisions à prendre se révèlent devoir être quasi contemporains du surgissement et des transformations du risque. Ces situations montrent aussi qu’un critère élaboré dans une situation moins extrême, plus accueillante à la possibilité de douter de la décision avant de la prendre, peut perdre toute pertinence dans un contexte d’urgence absolue.
Ce qui n'exclut pas pour autant, tout au contraire, de conserver l'idée d’un partage de critères communs comme horizon de ces décisions prises dans l’extrême urgence, par exemple concernant les politiques de santé, afin de justifier une action cohérente et l'équité durable de traitement des différents patients sur un même territoire. Partage de critères que l’on ne trouvera pas si ne sont pas pensées, thématisées et communiquées les justifications éthiques des choix politiques et médicaux qui seront faits en contexte. Ce sont ces justifications qui peuvent et doivent être explicitées et discutées par une approche des choix déjà effectués les reprenant réflexivement pour les déchiffrer à partir de leurs soubassements normatifs. Cette reprise aussi proche que possible du temps de la décision est à même d’aider à identifier de tels soubassements dans un rapport à des valeurs transcendant les contextes : celles de la dignité, de l’humanité, de la liberté, ou de la responsabilité. Il faut insister sur cette particularité de la réflexion dans l’extrême, notamment pour éviter de la renvoyer à une autre temporalité que celle de l’action : le moment de la réflexion peut être aussi rapproché que possible du temps de la décision prise et du moment où elle se trouverait confrontée à un autre choix par un nouveau cas. L’approche réflexive pourra alors se concentrer sur la recherche d’une cohérence et d’une continuité entre les décisions, les faisant apparaître comme exprimant toutes le choix des valeurs dans lesquelles la collectivité reconnaît son identité.
Le philosophe ne saurait intervenir directement à l’occasion de telle ou telle décision prise dans l’urgence d’une salle de réanimation. Pas davantage ne saurait-il dicter aux soignants, confrontés à des décisions aussi urgentes les unes que les autres, la vérité durable de ce qui doit être fait dans tous les cas. Il peut en revanche, pour déployer les choix successifs d’agir ainsi plutôt qu’autrement, mobiliser les compétences d’une philosophie appliquée en matière de déchiffrement et d’appréciation des choix normatifs sédimentés dans ces décisions.
Une telle observation pourrait être réitérée sur d’autres espaces de contextualisation, notamment médiatique. De façon inédite, l’expertise médicale accepte de communiquer sans délai ni distance ses hypothèses et ses convictions, quitte à devoir les démentir, sur un autre plateau, quelques jours plus tard. Là aussi ce qui devra en définitive apparaître comme ayant été choisi pour résoudre la crise gagnera à passer par un redéploiement réflexif de ce qui a dû être fait : il s’agit de comprendre ce que les médecins désignent désormais en parlant d’un « rationnel » de leur action, dont l’explicitation passerait par la façon dont un même rapport à des valeurs s’est exprimé tout au long du processus. À la faveur d’un tel redéploiement réflexif se trouverait évité l’effet pervers en voie de se créer quand la médiatisation de la crise sanitaire et des options prises par les médecins peut donner le sentiment de virages fragilisant la valeur de vérité de ce qu’ils énoncent. Référer la complexité des données successives de la situation à des choix normatifs l’accompagnant durablement pourrait ainsi limiter un autre risque, qui vaudrait aussi pour les décisions politiques et leurs fluctuations : celui d’une perte de confiance.

Alain Renaut est Professeur émérite de philosophie politique et d’éthique à  Sorbonne Université.

Geoffroy Lauvau est Professeur de Première supérieure à Saint-Denis de la Réunion.

Leur dernier ouvrage publié aux Éditions Odile Jacob s’intitule : La Conflictualisation du monde au XXIe siècle. Une approche philosophique des violences collectives (janvier 2010).