Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Philippe Moreau Defarges

Merci de ne pas saborder le bateau de sauvetage


Publié le 25 mai 2020


         Toute pandémie est d’emblée à la fois biologique et sociale, la prolifération du ou des virus suscitant d’innombrables émotions et mesures de tous ordres, ces réactions affectant les cheminements sinueux de la maladie. Dans l’évolution du Covid-19, dans son impact, la diffusion du virus pèse-t-elle plus ou moins lourd que les politiques de confinement ? Les ravages que subissent les économies sont indissociables des choix faits pour assurer la survie des populations. Toute pandémie s’étire sur des semaines, des mois, des années, chaque moment étant modelé par l’humain, ses préjugés, ses certitudes approximatives, ses aveuglements et parfois sa lucidité. Les pandémies ne surviennent pas sur une table rase, elles charrient tous les problèmes de l’époque. Mais la tentation est toujours irrésistible de se laisser absorber par l’urgence en oubliant l’épaisseur du temps, le poids du passé, l’opacité de l’avenir.

PRÉSERVER, PRÉSERVER À TOUT PRIX

         Pour les Européens, la Covid-19 aggrave et précipite les défis qu’ils doivent relever. Depuis la fin de l’antagonisme Est-Ouest, qui plaçait encore le vieux continent au centre du monde par le face-à-face entre les deux supergrands, l’Europe n’est plus que l’un des terrains de compétition –parmi tant d’autres- entre Washington et Pékin. La pandémie, loin de calmer les rivalités entre puissances, les avive. Pour tout aspirant à l’hégémonie planétaire, c’est l’occasion d’opérer une percée décisive en se faisant consacrer comme le bienfaiteur d’une humanité attaquée par le plus redoutable des ennemis, un virus invisible. Quant à celui qui est défié, il ressent avec anxiété et rage toute marque d’affaiblissement ou de déclin. Aujourd’hui la rivalité sanitaire s’inscrit dans des manœuvres typiques des époques où agonise un ordre mondial -celui plus ou moins régulé par l’Amérique depuis 1945,- de nouveaux venus se disputant cette première place que l’occupant ne peut accepter d’abandonner.
         Or l’alliance euro-américaine ne résulte en rien d’une affinité éternelle entre les deux rives de l’Atlantique mais plutôt d’une convergence temporaire d’impératifs de sécurité entre les États-Unis et l’extérieur. Après un XXème siècle américain, les États-Unis de Donald Trump retournent sur leur île. L’Europe doit s’assumer dans un monde qui lui échappe irrémédiablement.
         Dans la tempête qui ne fait que commencer, les Européens ne disposent que d’un atout, un fort précaire bateau de sauvetage : l’Union européenne (UE). Cette Union, si divisée par tant de clivages, est tout de même tenue ou soudée par la donnée la plus contraignante qui soit : la géographie. L’Europe n’a jamais été autant qu’aujourd’hui « un petit cap de l’Asie », ses peuples vieillissants bousculés et pénétrés par d’immenses masses, Moyen-Orient, Afrique, Asie….
Plusieurs États européens, le Royaume-Uni en tête, revendiquent leur souveraineté, comme si celle-ci se décrétait. Les empires coloniaux appartiennent à l’histoire. Les activités économiques ne se relocalisent pas par un coup de baguette magique. Tout a un coût, et il est toujours  plus lourd pour ceux qui ne règnent plus. L’éclatement ou le dépeçage de l’UE ou de son noyau dur, la zone euro, ne rétabliront pas les États dans leur intégrité ou leur grandeur d’avant. Au contraire, ces États, ne gardant pour projet que leur repli sur une identité vieillie et contestée, se fragmenteront à leur tour dans une décomposition sans fin. Après la Catalogne ou l’Écosse indépendante, viendront la Flandre, la Padanie (non, le Milanais et la Vénétie), la Corse…

ENSUITE, MALGRÉ TOUT, OUVRIR, ÉLARGIR

Le monde du XXIème siècle vit la fin d’une ère impériale, celle d’un Occident protégé et dirigé par les États-Unis. La Chine  ne prendra pas la place, trop inégalement développée et butant déjà sur les défis du chômage des diplômés et du vieillissement. Énorme, massive, la Chine est entourée de colosses (Inde, Vietnam, Indonésie …) qui ne sont pas prêts à se soumettre à Pékin. Comme la disparition de l’Empire romain s’est étalée sur des siècles, la fin de la Paix américaine sera longue et pleine d’imprévus et de revirements.
Le conflit du XXIème siècle entre États-Unis et Chine se centrant sur le bassin du Pacifique, l’Europe, de l’autre côté de la terre, doit et peut se penser comme le pivot d’un espace allant de la Scandinavie à l’Afrique australe, de l’Atlantique à l’Asie centrale. Dans cette partie, la Méditerranée, cette mer coincée entre les terres, s’impose à nouveau comme un enjeu central. La Méditerranée ne peut pas, ne doit pas être une muraille, elle ne peut pas non plus être un boulevard. Alors l’Europe, le Moyen-Orient, l’Afrique doivent inventer entre eux une dynamique vertueuse de co-développement.
Le Moyen-Orient, enlisé dans une histoire trop longue, enchaîné par des traditions endogamiques bien antérieures à l’islam mais re-légitimées par lui, ne se développera pas tant qu’il n’acceptera pas la mise à égalité des hommes et des femmes, point de passage obligé vers la modernité. Pour le moment, de la Syrie au Yémen, de l’Iran à l’Arabie saoudite, la région s’enfonce dans une horreur digne de celle de l’Europe des années 1930. Comme le montre tragiquement le ratage atrocement prévisible des États-Unis en Irak, le Moyen-Orient ne peut être sauvé que par lui-même. Alors réussira-t-il un jour ce que l’Europe n’a pas su faire au lendemain de la Première Guerre mondiale ?
Quant à l’Afrique, il revient finalement aux seuls Africains de se guérir de leurs démons et de s’engager sur la voie d’un développement maîtrisé. L’Afrique a subi d’épouvantables blessures que personne ne doit ni effacer ni nier, mais vient le moment où il faut aller au-delà des traumatismes et se concentrer sur les priorités qui importent et surtout qui ouvrent : bâtir l’avenir, promouvoir un projet. L’histoire a des lois, elles sont têtues. Ainsi deux réalités restent incontournables : outre la géographie, la démographie. L’Afrique est le continent jeune, emporté par une rupture irréversible du fait tant du déferlement de la mondialisation que de l’accroissement de la population. Les Européens n’ont pas d’autre option que de parier sur une Afrique prenant son destin en main, notamment en relevant le défi écologique. L’Afrique doit et peut encore être le laboratoire d’une modernisation qui ne ravage pas mais aménage sa splendide nature, la vie dite sauvage et la vie dite civilisée ne pouvant plus être séparées (du fait de l’homme, de son encombrement du monde) mais devant laborieusement apprendre la cohabitation la moins disharmonieuse possible.
Tout au long du XXème siècle, l’Europe a été sauvée par les États-Unis. Ces derniers ne sont plus et ne seront plus ce qu’ils étaient. L’Europe est condamnée à grandir, à devenir responsable d’elle-même, qu’elle le veuille ou non. Peut-être notre tragique histoire nous lègue-t-elle au moins une certaine sagesse, celle que doivent acquérir des forts devenus faibles, des ex-vainqueurs prenant conscience que leurs triomphes sonores masquent d’insondables défaites. C’est cela sans doute le vrai progrès : connaître, comprendre la condition humaine, accepter de mener des combats à l’issue toujours incertaine, rappelant aux hommes que la victoire, le plus souvent amère et équivoque, n’est jamais dans le résultat mais dans l’obstination épuisante qu’elle exige.


Diplomate, puis chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), Philippe Moreau Defarges a enseigné à Sciences Po (Paris) et codirigé le rapport RAMSÈS (IFRI).
Il est l’auteur d’ouvrages d’histoire des relations internationales et de géopolitique qui sont de grands classiques. 

Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Une histoire mondiale de la paix (janv 2020).

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