Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Patrick Clervoy

Quand l'urgence bouscule la science, la polémique de l'hydroxychloroquine


Publié le 24 août 2020


La recherche médicale avance à vitesse variable
La science progresse selon deux rythmes possibles : des petits pas ou des bonds. Avec les petits pas la progression est lente. On part d’une hypothèse parmi des dizaines d’autres, on met en place un essai, on en contrôle le cours, on vérifie les résultats, puis on rédige des conclusions qui valident ou non l’hypothèse de départ. Si d’autres chercheurs refaisaient l’expérience, ils obtiendraient les mêmes mesures et ils aboutiraient aux mêmes résultats. C’est une démarche rigoureuse. Elle est incontestable. C’est celle qui est recommandée. Mais les travaux se réalisent sur des années. C’est long. Parfois trop long.
A l’opposé il y a des scientifiques qui veulent aller plus vite. Leurs études sont moins méthodiques, mais ils sont plus créatifs quant à leur capacité à faire avancer la recherche. On peut contester leurs conclusions, mais le hasard peut à un moment ou à un autre les amener à une découverte fondamentale. C’est ce qu’on appelle la sérendipité : la découverte par hasard d’un résultat qui apporte un progrès majeur à nos connaissances.
Cette posture créative est piégeuse. Dans une réflexion sur les conclusions contradictoires qu’il pouvait tirer des études dont il assurait la direction, André Leroy-Gourhan faisait la remarque : « C’est curieux cette faculté déconcertante qu’ont les faits de s’aligner dans le bon ordre pour peu qu’on les éclaire d’un seul côté à la fois ». Il observait qu’on pouvait obtenir des conclusions opposées rien qu’en inversant les points de vue. C’est ce phénomène qui se produit dans les discussions actuelles autour de la prescription de l’hydroxychloroquine. Il y a ceux qui avancent lentement et ceux qui veulent aller à toute allure. Les partisans de son emploi rencontrent une opposition de ceux qui exigent des études méthodiques préalables pour en garantir la sécurité. Les uns et les autres se renvoient des insultes et des insinuations d’escroquerie scientifique. Que nous montre cette vive controverse qui se prolonge depuis plusieurs mois, dans plusieurs pays et par différents médias ? Qu’est-ce qu’elle indique des forces et des faiblesses de la science ? Qu’est-ce qu’elle peut nous apprendre sur notre fonctionnement social ?

 

L’impératif de publication
Le point de départ de ces controverses se situe dans le champ des publications scientifiques. Depuis une trentaine d’années la réorganisation des publications scientifiques a des particularités qui expliquent la confusion dans laquelle nous nous trouvons. Dans l’évaluation de la recherche seules comptent les publications qui ont une diffusion internationale. Compiler des publications est crucial pour celle ou celui qui veut progresser dans sa carrière. C’est crucial pour celle ou celui qui dirige un laboratoire en quête de financements. C’est une obsession pour celle ou celui qui rêve d’une prestigieuse récompense honorifique.
Pour qu’une publication soit considérée comme sérieuse, elle doit être validée par des experts rassemblés en comités de lecture. C’est ce qu’on appelle la révision par les pairs. Chaque revue a son comité de lecture. Une fois publiés, ces travaux sont recensés sur un site Internet, PubMed, qui présente ces travaux par thème ou par auteur dans leur ordre chronologique de parution. PubMed a été créé par l’Institut national de la santé américain. Il est libre d’accès. Tout le monde peut le consulter. C’est un instrument majeur dans le partage des connaissances.
La recherche scientifique est une compétition. Le travail d’un chercheur est d’autant plus valorisé qu’il a été publié dans une revue prestigieuse. Si on compare les publications à des voitures de course, il y a celles qui sont puissantes et celles qui le sont moins. Plus les travaux sont faits à grande échelle, plus leurs résultats ont du poids. Selon le même ordre de comparaison les revues qui présentent ces publications sont l’équivalent des écuries automobiles. Il y a des écuries de première catégorie et des petites écuries. Les revues de grand renom sont anciennes et elles doivent leur réputation à la publication antérieure d’articles qui ont apporté des progrès majeurs dans le domaine des connaissances scientifiques. A l’opposé, il y a des revues de moindre valeur parce qu’elles sont récentes, ou parce que le comité d’expert est moins regardant sur la qualité des travaux qu’elle publie.
Les revues sont donc hiérarchisées en fonction la valeur scientifique des publications qu’elles alignent. Plus un travail de recherche est intéressant, plus il est cité par les autres chercheurs. C’est ce que l’on appelle le facteur d’impact. Chaque revue est classée selon son facteur d’impact. Bien qu’imparfaite cette mesure reste le standard de la qualité d’une publication.

Le vainqueur est celui qui fait la première publication
Quand on fait une recherche sur PubMed, l’une des premières publications qui se montre concernant le traitement par hydroxychloroquine de malades atteints du SARS-CoV2 est celle du Professeur Didier Raoult et son équipe. Elle paraît dans une revue créée en 1991 au moment de la réorganisation du système de publication, donc conforme aux normes internationales. Elle a un facteur d’impact de 4.6, plutôt bas. « A la guerre comme à la guerre », dans l’éditorial du numéro, il est précisé qu’en temps de pandémie l’urgence à sauver des vies autorise à s’affranchir de la rigueur scientifique recommandée parce que des études standardisées seraient trop longues à produire des résultats concrets en termes de santé publique.
C’eût été en période ordinaire seuls quelques initiés auraient accordé une attention à cette publication. La portée scientifique de cette étude est minime compte tenu de plusieurs défauts dans la méthodologie employée et de la faible cohorte de patients étudiés. Les conclusions sont fondées sur l’analyse de vingt dossiers sur une période de quatorze jours, ce n’est pas assez pour généraliser des conclusions applicables à l’échelle internationale. Mais dans le petit monde des publications scientifiques, on peut dire que c’est bien joué. Parce qu’il est le premier sur ce sujet son article sera remarqué. Mais les circonstances vont donner à cet article un éclat inattendu. Il est publié sur Internet le 17 mars 2020 alors que les pays d’Europe prennent de plein fouet le choc de la pandémie. C’est un moment crucial. Si la portée scientifique de l’article est faible, l’impact en France de cette publication est énorme. C’est le début d’une vague médiatique sans précédent au milieu de laquelle émerge Didier Raoult. Tous les médias vont à lui. Il devient une personnalité de premier plan. Il est interviewé matin et soir. En quelques jours tout le monde l’a vu à la télé et le reconnaît. Il incarne une figure nouvelle. Il est écouté comme un oracle. On s’habitue à sa voix calme et à ses gestes rassurants lorsqu’il explique avec des schémas simples que l’épidémie va s’arrêter, qu’il n’y aura pas de deuxième vague, qu’il y a un traitement efficace de l’infection à coronavirus. On se familiarise avec le décor fantastique de son bureau. Son portrait est partout. Il est identifiable par sa présentation originale. Il devient l’idole de sa région et coalise une foule d’admirateurs. Spontanément plusieurs sites apparaissent sur les réseaux sociaux pour le célébrer. Les médias entretiennent cet engouement.

Tout le monde prend parti
 Il y a maintenant les pro- et les anti-Raoult. Le professeur déchaine les passions, qu’il soit adoré ou dénigré. La médiatisation de Didier Raoult entraîne la contestation de sa publication par la communauté scientifique qui s’agace qu’un travail d’une aussi faible puissance puisse jouir d’une telle publicité. Les défauts de cette publication sont énumérés : des écarts majeurs dans le protocole, une trop faible cohorte de patients, des conclusions à la hâte, un comité de rédaction sous influence… Mais cela n’entame pas la célébrité que prend son personnage. Après le milieu scientifique, par un effet de cascade, les personnalités politiques enchaînent et se divisent à leur tour. Les lignes de clivage reprennent celles du moment. Didier Raoult incarne un rebelle qui ridiculise les personnalités crispées des institutions scientifiques. La fougue des pro-Raoult est comparée à celle des Gilets Jaunes. Les commentaires du professeur enchantent les provinciaux qui se méfient des décisions gouvernementales. Plus il est critiqué par ses confrères, plus il est défendu par ses admirateurs. Entre temps son équipe publie une nouvelle étude, sur plus de 1000 patients cette fois, laquelle confirme les bénéfices de l’hydroxychloroquine. Lors ses interviews, Didier Raoult démolit les études qui produisent des résultats opposés à ceux de son équipe. Dans les relations entre confrères, il n’y a plus de mesure. L’outrance a remplacé la discrétion, les insultes ont remplacé le respect, l’affirmation catégorique a remplacé le doute constructif.

Le débat devient planétaire
A l’étranger, dans les pays qui ont affiché une réserve quant à l’emploi généralisé de l’hydroxychloroquine, une même ligne de clivage sépare les partisans de l’hydroxychloroquine de ceux qui s’y opposent. Après qu’un majordome de la Maison-Blanche ait été détecté positif à la CoViD-19 Donald Trump annonce qu’il prend de l’hydroxychloroquine. Il défend ce médicament avec ses éléments de langage habituels : des messages courts, répétés, des termes simplificateurs, des formules excessives et la diabolisation de ses opposants. « Extremely successful ». C’est le médicament « miracle ». « J’en prend. J’en prends ». « Aucun risque ». « Qu’avez-vous à perdre ». « Les Dém (Démocrates) l’ont écarté pour des raisons politiques. Honteux » et il invite ses partisans à s’en prendre à l’agence nationale du médicament qui a retiré l’autorisation d’utiliser l’hydroxychloroquine après qu’une étude sur une cohorte de 368 malades ait montré les effets dangereux de ce médicament.
Au Brésil, le président Jair Bolsonaro, est testé positif au CoViD-19. Il poste sur les réseaux sociaux une séquence filmée à son bureau lors de laquelle il prend sa pilule d’hydroxychloroquine grâce à laquelle il dit se sentir mieux : « Je regrette d’informer ceux qui sont contre l’hydroxychloroquine que je vais très bien grâce à elle ». Les informations contradictoires circulent à la vitesse d’Internet, amplifiées par les réseaux sociaux.

La crédibilité scientifique assommée par l’affaire du Lancet
Les revues médicales sont dépassées mais restent encore une source d’information crédible. Les publications paraissent par dizaines. Au fil des semaines, les études conformes aux standards de la recherche médicale, organisées par les autorités de santé, randomisées et à grande échelle, montrent l’absence de bénéfices et pointent les risques cardiaques. Malgré la rigueur de ces études, les partisans de l’hydroxychloroquine conservent la même fougue promotionnelle. En mai deux études sont publiées dans deux revues médicales prestigieuses : le New England Medical Journal (créé en 1812, facteur d’impact 70) et le Lancet (créé en 1823, facteur d’impact 60). Ce sont les revues les plus puissantes et les plus respectées dans le domaine des publications médicales. L’auteur principal de ces deux publications, Sapan Desaï, chirurgien vasculaire, est encore inconnu dans la recherche sur la CoViD-19. Il est fondateur d’une société, Surgisphere, qui collecte des données médicales numériques dans le monde entier auprès de centaines hôpitaux. Ce sont les données numériques du Big Data mises au service de la recherche. Les ordres de grandeur sont multipliés par mille.  Ces études analysent les dossiers de dizaines de milliers patients. A cette échelle la puissance des résultats est majeure. La conclusion est sans appel : il y a plus de risques à prescrire de l’hydroxychloroquine qu’il n’y a de bénéfice. Mais rapidement la supercherie est démasquée. Les données ont été inventées. Les deux revues sont obligées de retirer ces publications. Les institutions scientifiques ont été ridiculisées. Le mal est fait. La crédibilité des études scientifiques est ruinée, probablement pour un temps long.

Le problème est que c’est au moment crucial où la société avait besoin de se reposer sur des études fiables, que le système qui devait produire ces études a explosé. Les facteurs de cet effondrement sont multiples. Des facteurs systémiques : Un principe d’évaluation universitaire trop centré sur la quantité de publications ; un modèle économique des revues qui a été transformé en quelques années pour s’adapter à la révolution numérique. Des facteurs conjoncturels : le confinement qui a mis le public sous une tension anxieuse difficile à gérer ; il fallait vite apporter des réponses rassurantes. Elles ont été stimulées par la vanité des uns et l’opportunité politique des autres. Les médias et les réseaux sociaux ont amplifié la débandade.
Le grand perdant, c’est la foi dans la science. Cela laisse des questions inquiètes pour l’avenir. Quels rebondissements attendre lors de la sortie des vaccins ? La qualité de la réponse dépendra du calme et la prudence des chercheurs qui l’auront élaborée.


 
Patrick Clervoy est médecin psychiatre, professeur agrégé du Val-de-Grâce.

Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Les Pouvoirs de l'esprit sur le corps (avril 2018)


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