Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne

La Banque centrale européenne peut-elle avoir des fonds propres négatifs ?


Publié le 27 mai 2020


Une réflexion originale sur la création monétaire, ses pouvoirs et ses limites  

Le débat actuel sur l’annulation possible de la dette publique détenue par la Banque centrale fait resurgir deux mantras : « il n’y a pas de repas gratuit » et « il n’y a pas de monnaie magique ». Pour les économistes qui les profèrent, il s’agit en fait de suggérer qu’il faudra bien payer pour cette dette et que l’argent créé par la banque centrale ne peut se substituer à la peine et au renoncement. Nous ne nous arrêterons pas ici aux origines religieuses et/ou morales de ces formules pour nous contenter d’observer que, contrairement à un apparent bon sens, elles sont, dans le cas présent, sans fondement empirique.
Milton Friedman est connu pour avoir écrit un ouvrage intitulé There’s no such thing as a free lunch1, expression courante chez les économistes classiques, voulant dire par là qu’il fallait bien toujours que quelqu’un paie un repas, même lorsque celui-ci est distribué « gratuitement » par l‘administration2. Les diatribes contre l’État providence, supposé excessivement dispendieux, s’appuient souvent sur cette pseudo-évidence. En 1942, le journaliste Paul Mallon réagissait ainsi à la proposition du vice-président Henry Wallace de garantir un minimum de nourriture, d’habillement et de logement à tous les Américains : « M. Wallace oublie qu’il n’a jamais existé de repas gratuit. À moins que l’humanité n’acquière des pouvoirs magiques, quelqu’un devra toujours payer pour le repas gratuit accordé à un autre. »
D’autres économistes veulent dire par cette expression qu’il faut bien produire ce que l’on consomme, rappelant par là que la monnaie n’est pas un bien tangible, « réel » ; d’autres veulent dire qu'il n'existe aucune stratégie financière permettant, pour un coût initial nul, d'acquérir une richesse certaine3. Ces deux constatations reflètent une certaine réalité dans certaines situations, mais ce n’est absolument pas le cas dans le sujet qui nous préoccupe.   

Concernant la dette publique en effet, les économistes veulent dire qu’il faut bien qu’elle soit payée par quelqu’un, et qu’elle ne peut donc être annulée sans conséquences financières pour un acteur économique. C’est, dans le cas de la banque centrale, une stricte contre-vérité, même si cela peut paraître paradoxal. Il faut bien comprendre et accepter que la banque centrale a un pouvoir de création monétaire qui lui permet de « payer », sans limites et sans coûts, la perte d’un actif qu’elle détient à son bilan, en particulier l’annulation de créances sur un État. Elle n’a donc pas de contrainte de liquidité, et peut même parfaitement fonctionner avec des capitaux propres négatifs4, ce qui pourrait se produire suite à une annulation de dettes. Une analyse juridique poussée5 montre qu’au sein de la zone euro, rien n’oblige les États membres concernés à recapitaliser les banques centrales nationales (et encore moins la BCE, car cela leur est interdit) puisque, le cas échéant, la BCE pourrait le faire elle-même (article 32.4 du protocole n°4 sur le système européen de banques centrales).

À ce moment de la démonstration, est proféré le deuxième mantra : la monnaie n’est pas magique. Sous-entendu, croire que la création monétaire pourrait solder une dette publique, c’est croire au père Noël ; les gens sérieux savent bien, eux, « qu’il faudra payer ». Soit par des impôts, soit par l’inflation qui rogne la valeur de l’épargne des épargnants. Le débat politique sous-jacent n’est pas sans conséquences. Les efforts imposés depuis des décennies pour limiter la dette publique « qu’il faudra payer par des impôts » sont en effet très lourds, et l’exécutif pourrait avoir du mal à les justifier si la banque centrale, d’une simple écriture informatique, annulait 400 milliards d’euros de dette.

Pourtant, nous avons montré dans notre livre Une monnaie écologique que la monnaie a un caractère « magique » : elle est créée d’un simple jeu d’écritures par les banques, ce qui crée un pouvoir d’achat bien réel ; et nous avons réfuté les arguments mis en avant par certains économistes. Les uns contestent l’évidence empirique ; en général par manque de formation. Nous ne pouvons là que les renvoyer à la froide réalité des mécanismes comptables qui sous-tendent la création monétaire6 . D’autres croient que la monnaie n’est qu’un voile sur les échanges et que sa création n’enlève rien, par conséquent, au fait qu’une dette doit être payée. D’autres enfin pensent que la création monétaire étant inflationniste par nature, y recourir pour annuler une dette publique, c’est ipso facto faire payer cette dette par les épargnants qui verront leur épargne se déprécier par la hausse des prix. Ces deux « théories » sont simplement fausses. D’une part la monnaie n’a rien d’un voile ; c’est au contraire un catalyseur des échanges. Son effet sur l’économie « réelle » se démontre, soit en négatif dans les épisodes de crises économiques, soit en plein quand la politique monétaire a été utilisée pour sortir d’une récession (que l’on pense à la reconstruction d’après-guerre ou à la sortie de la crise de 1929). D’autre part, si la création monétaire était inflationniste, comment expliquer son absence depuis des décennies dans un contexte où les banques commerciales et la banque centrale ne cessent de créer de la monnaie ?  Enfin et surtout, l’opération de rachat de dette publique par la Banque centrale n’injecte pas, en tant que telle,  davantage de monnaie dans l’économie, elle permet simplement de ne pas en retirer. Dans un second temps toutefois, l’opération vise bien à permettre à l’État de se ré-endetter et de réinvestir.

Le contexte économique actuel de sous-activité est particulièrement adapté à une politique monétaire active. L’annulation pure et simple de la dette publique détenue par la banque centrale est l’une des méthodes, avec la monétisation ciblée, à recommander aujourd’hui pour éviter les dégâts certains d’une rigueur budgétaire justifiée par un moralisme sans sérieux économique. Mais bien sûr, il ne faut recourir à ces méthodes qu’avec discernement, et sous un contrôle démocratique renouvelé. Nous ne croyons pas que les billets se mangent ni ne remplacent l’effort productif ; nous ne recommandons pas qu’on les crée ad libitum. L’heure n’est pas aux assignats, mais aux dégagements des marges de manœuvre nécessaires pour financer une politique de reconstruction écologique dont la crise nous démontre une nouvelle fois l’impérieuse nécessité.
Alain Grandjean, membre du Haut Conseil pour le climat, est président de la Fondation Nicolas Hulot.
Nicolas Dufrêne, spécialiste de politique monétaire, est haut fonctionnaire et directeur de l’Institut Rousseau. 

Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : Une monnaie écologique (fev 2020)

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    1     Milton Friedman, There's No Such Thing As a Free Lunch, Open Court Publishing Company, Chicago, 1975. 

    2     Ce propos est théorisé par les économistes néoclassiques. Quand les individus ou les sociétés veulent obtenir quelque chose, la quantité par définition limitée des ressources les oblige à renoncer à autre chose. Selon cette théorie, dans une « économie de marché idéale », chaque chose a un prix et qui veut l’obtenir doit le payer. Il ne s’agirait pas ici de morale mais de logique.

    3     On dit plus techniquement que, sur ces marchés, il n’y a pas d’opportunité d’arbitrage…

    4    Comme l’explique bien cette note de la BRI :  David Archer and Paul Moser-Boehm Central bank finances BIS PapersNo 7.  https://www.bis.org/publ/bppdf/bispap71.pdf