Odile Jacob publie

[ Idées pour aujourd'hui et pour demain ]

Philippe Ratte

Les ovidés du covid

 


Publié le 11 juin 2020


Pan, t’es mort !

         Pan, dans Pandémie, n’évoque pas un coup de révolver dans la nuque, mais veut dire « Tout ». Et l’idéologie du tout, c’est le totalitarisme.
         Notre génération qui n’a pas connu, ou si peu, le nazisme, et qui eut longtemps les yeux doux pour le communisme avant d’en être à jamais désillée, de Budapest 56 à Phnom Penh 75 en passant par Pyong Yang et la Kolyma, n’a eu affaire qu’à un seul et unique totalitarisme, longtemps dormant, bien plus avenant, pour tout dire enjôleur, à savoir la globalisation. L’appeler capitalisme serait faire exprès de viser à côté, même s’il est évident que le capitalisme fut le moteur et le logiciel de la globalisation. Mais celle-ci présente un caractère de plus. Elle est manifestement favorisée par le libéralisme, l’ouverture des marchés, le transfert du pouvoir depuis le politique vers le juridique, mais la lente évolution sur tous ces plans depuis la dernière guerre restait en deçà de l’aboutissement dont nous sommes aujourd’hui contemporains, et qui après une longue phase de mondialisation graduelle est devenu une authentique globalisation.
         Le seuil qualitatif qui a transformé la mondialisation graduelle, toujours partielle, en globalisation, soudaine et complète, c’est la généralisation de la révolution numérique, à la fois en complétude, en extension et en pénétration de toute l’activité humaine. C’est elle qui a procuré l’instantanéité, l’universalité et l’ubiquité. Ce n’était pas du tout acquis il n’y a encore que dix ans, mais c’est notre nouvelle maison. Les limites qu’il lui reste à reculer ne sont plus que de degré, pas de nature. 4G, 5G, 6G... Mais G, qu’on pourrait prendre comme symbole de la nouvelle gravitation virtuelle par allusion au g de la gravitation naturelle.
         Un bon indice en est la fébrilité avec laquelle tous les gouvernements, titulaires de la prévalence du politique, s’agitent pour reprendre la main soit sur, soit contre, ce nouveau logiciel du monde qu’est la globalité en œuvre. C’est une des sources aussi des populismes, et de leur alliance avec des pouvoirs « forts » — à tout le moins forts en gueule.
         Percevant sourdement, à la manière de fourmis dont une pierre soulevée met soudain au jour la fourmilière, l’émergence d’un nouveau paradigme, individus et États, sans oublier maints doctrinaires, s’effarfaillent à restaurer l’ordre ancien, celui qui vient de s’effacer.

 

Goliath et Covid

         De ce point de vue, la pandémie de 2020 est pain béni pour eux tous, on n’ose dire pain de mie !
         D’une part, elle révèle combien la globalisation est d’ores et déjà infiniment plus enveloppante et complète qu’on ne pensait, puisque le virus a fait le tour du monde en quelques semaines, et combien cela est mauvais, bonnes gens : la létalité de cette contagion est très surjouée à cet effet, alors qu’elle le cède de très loin à des mortalités comme celle du banal paludisme, ou même de la faim, lesquelles restent par chance des calamités localisées hors mondialisation, donc indifférentes à l’attention publique.
         D’autre part, la soudaineté de son expansion, conjuguée à l‘impréparation générale, ainsi qu’à une sorte de loterie de la mort tirant peu de numéros, mais alors fatals, a justifié l’instauration sévère et durable d’un confinement des populations, l’impératif sécuritaire étant brandi pour faire litière de toutes les libertés et de tout le reste, jusqu’au bon sens même. « À n’importe quel prix ». En quelques heures, les citoyens de pays réputés jaloux de leur démocratie, portée en sautoir à tout propos, ont accepté d’être assignés à résidence, contraints à des déclarations pour aller acheter leur pain, privés de tous lieux sociaux, et pire que tout exposés soir et matin à un lavage de cerveau médiatique continu à base de ressassement d’un seul thème, le coronavirus, mot le plus viral du XXIe siècle à ce jour. « Que se passe t’il madame ?»  «Toujours et encore on a virus, monsieur !» ... Ces soi-disant citoyens, hommes et femmes libres et réputés responsables, ont consenti sans broncher à être réduits à l’état de troupeau de moutons dirigés par un quarteron de vétérinaires ayant pris la main sur la gouvernance, du moins sur l’anse des gouvernes. Nous sommes devenus les ovidés du covid. Au vu et au su de notre plein gré, hélas ! Tout fiers d’avoir le droit de taper sur une casserole au balcon deux minutes le soir.
         Cette expérience collective, et elle aussi presque universelle, même si quelques peuples ont eu la décence de ne pas y succomber trop veulement, nous en dit long sur l’avancement de notre dépossession.
         Il y a déjà très longtemps que « pour votre sécurité », les pouvoirs publics ont partout mis en place des outils de contrôle sévère : radars routiers, caméras de vidéosurveillance, fouilles systématiques à l’entrée de tous les lieux publics, filtrage multiforme de l’accès aux avions, contrôles inquisitoriaux non seulement du fisc, mais des banques elles-mêmes, sur les comptes des particuliers déjà suivis à la trace de leurs cartes bleues, et déjà partout comme en Chine, à plus petit bruit, déploiement de la reconnaissance faciale en sus de la géolocalisation désormais universelle. Tous les pays de ce point de vue, qui d’une voix unanime condamnent le totalitarisme policier de Xi Jinping, sont en réalité des pays du seuil, comme on dit de puissances quasi nucléaires comme le Japon : tout est en place partout pour tracer et traquer absolument tout ce que l’on veut et qui l’on veut : cela se réduit presque à un problème d’interrupteur à brancher.

Covideo, videre, visa

         Corinavirus le bien nommé vient couronner le tout en induisant les citoyens à désirer tout cela, à renchérir sur la demande de contrôle de leur prochain, dussent-ils en contrepartie en payer le prix par l’inconvénient de le subir aussi. L’espérance secrète, l’exigence demain, de M. Tout-le-monde sera que des caméras thermiques détectent partout les maudits qui dépasseront 37.2 le matin, comme on traque ceux qui dépassent 130 km/h sur les autoroutes, afin qu’on les appréhende, qu’on les interne à l’isolement, qu’on les interdise, qu’on les châtie. Le délire répressif, paré des grâces de la prévention et de la précaution réunies, est sur le point de triompher. Il vient de réussir brillamment son test en vraie grandeur (et en dramatique petitesse, hélas!) et peut espérer de vastes perspectives. Veni, vidi, vici... L’important à présent c’est vidi, j’ai vu : tout à présent doit être soumis au visa de l’œil qui était dans la tombe et regardait Caïn, en foi de quoi nous sommes tous virtuellement et a priori réputés être des Caïns en puissance, meurtriers de leur frère. Or, en montrant de plein gré patte blanche, nous validons cette présomption.

Big browser is watching you

         Car le grave, dans tout cela, le très grave, c’est encore moins ce déploiement castigatoire à l’encontre de tout un chacun, vaguement motivé par l’urgence, que le consentement quasiment acquis de la part de tous à y souscrire.
         Déjà, en vingt ans, on a réussi à discipliner tout le monde à se prêter à des contrôles, fouilles et palpations poussés pour prendre l’avion ou entrer dans un musée, sous prétexte de prévention du terrorisme. Celui-ci n’est le fait que de 0,000001% ou moins encore de la population, et son périmètre est assez bien circonscrit : il serait beaucoup plus simple et légitime de porter le fer dans la plaie et de l’éradiquer, mais l’occasion était trop belle de toiser les 999999/millionièmes parfaitement inoffensifs pour les éduquer à courber l’échine devant le sacrosaint slogan « pour votre sécurité ! », invocation devant laquelle il ne reste qu’à tomber à genoux !
         Depuis la crise de 2008, faillite honteuse du seul système financier, sous prétexte de durcir la fiabilité des banques, on leur a enjoint de se livrer envers leurs clients, qui n’étaient pour rien dans ce fiasco, des procédures inquisitoriales aussi grotesques qu’attentatoires, qui occupent un petit tiers de leur effectif de manière absolument oiseuse, mais très performante pour dresser les clients à se soumettre.
         La crise des gilets jaunes avait aguerri les gens normaux à s’accommoder tous les samedis d’empêchement à sortir, de saccages, de profanations, de pertes considérables, juste pour ne pas contrarier la camarilla de leaders et de casseurs qui en organisaient la bacchanale rituelle : là encore, toujours le même principe de punir tout le monde sans s’en prendre aux fauteurs. Avec le même effet, l’entrainement à la soumission, qui vient de trouver avec le prétexte pandémique son arme suprême : le propre désir des intéressés d’être protégés, donc asservis et contraints. Gare à qui irait dire, comme le bon docteur Raoult, qu’on peut beaucoup réduire le fléau avec des traitements banals et qu’en trois mois de toutes façons l’épidémie sera passée, ce serait tout gâcher !
         Il faut que la peur règne, et que chacun en reste à jamais assez imprégné pour désirer toutes les formes de contrôle qu’on ira lui vendre ou lui imposer comme propices « à votre sécurité ».

Heads up !

         Cet asservissement progressif à la Matrix est une des tendances fondamentales de la globalisation, qui y travaille en sous-œuvre de toutes les manières, via les big data et la mise en place de systèmes TINA (There is no alternative). C’est un destin auquel nous avons admis de nous vouer par enlisement graduel à proportion des bénéfices qu’il nous procure : certes le GPS mémorise tous nos faits et gestes, mais c’est rudement pratique pour trouver son chemin. Certes notre i-phone et notre portable espionnent notre vie dans les moindres recoins, mais que de services, que d’opportunités, que de commodités ils nous procurent en échange. On ne ressent pas ce qu’ils prennent, on est comblé par ce qu’ils offrent, c’est la vieille histoire du diable jetant un pont en une nuit sur un fleuve infranchissable, moyennant l’âme du premier qui y passera, et qu’on croit rouler en y faisant passer un âne avant tout le monde ! Nous avons passé ce pacte avec le diable, qui pour l’instant est un bon diable faisant mine de prendre les ânes pour des humains. Mais il ne faudrait surtout pas pour autant le prendre pour un nigaud, il a ses raisons de faire semblant de s’être laissé prendre !
         Mais voici que les gouvernements, à grand fracas de tracas, font à leur tour du tracking leur terrain de bataille pour demeurer en selle, profitant de l’occasion pour mettre au premier plan leur propre capacité coercitive, et pour ressortir des arsenaux oubliés tous les vieux harnais de l’économie administrée, du plan, de l’autarcie, de la souveraineté, en quoi ils voient autant de harnachements utiles à leur retour en force au timon des nations. En quoi tous montrent qu’ils sont faits au même moule que Victor Orban, Tayib Recep Erdogan, Vladimir Poutine, et même Xi Jinping, dans des versions certes plus sophistiquées et ornementales, mais de la même fonderie.

There is no matter here

         La communauté des bitcoineurs est l’une des plus précoces et des plus lucides à s’être mise en défense contre cette double propension au contrôle universel —  calibrage, tris, sélection doux par la globalisation; quadrillage, catégorisation, surveillance durs par les pouvoirs publics - et à avoir développé non seulement des pratiques, mais surtout un esprit en accord avec les responsabilités de l’homme libre. Elle est consciente que lorsque se conclura le présent grand barnum, avec les eaux vidées du covid sera aussi probablement jeté le fameux bébé, cette image iconique de ce qui seul compte : la dignité de l’être humain. On aurait pu faire fond sur cette dignité, faire appel à ses ressources, qui sourdent de partout, et tenir pour essentiel à tout le moins de ne pas la léser — par exemple considérer que rendre convenablement honneur à un défunt était peut être plus important que d’avoir déployé le grand jeu des urgences pour différer sa mort puis le faire enterrer à la sauvette après séjour dans un congélateur de Rungis. La vie ne se réduit pas à la survie.
         L’enjeu de la dignité humaine, aujourd’hui, c’est de recréer la prévalence de la relation sur les « gestes barrière », le plaisir de la compagnie sur les « distances sociales », le souci des enfants (qu’il s’agit d’élever à l’indépendance qu’exigent « les responsabilités de l’homme libre » — objectif suprême de la Charte des Nations Unies) sur le culte « des plus fragiles d’entre nous » (euphémisme pour désigner des « dépendants » hors d’âge, d’ores et déjà de facto sortis du règne des vivants), l’exigence de responsabilité personnelle assumée sur la conformité à des normes « sanitaires » ayant (c’est leur anagramme) l’« air saintes ».
         Au bout de deux mois de confinement, comme naguère après un an de maelstrom financier, nous avons tous bien compris qu’il faut se laver les mains, mani pulite. Mais de grâce pas à la Ponce Pilate ! Chacun est apte à se comporter correctement en regard d’une situation sur laquelle nous sommes malades d’indigestion informationnelle (y compris infligée aux sourds, au profit de qui tous les discours sont à présent doublés par une gesticulation spécifique ayant pour principal motif d’afficher l’intention ostensible du politiquement correct en général). L’urgence n’est plus de mettre tout le monde aux abris, elle est de relever la tête, afin de ne pas rester tous handicapés à vie d’une maladie bien plus universellement nocive à terme, voire mortelle, que l’épisode covidique : la veulerie d’ovins vidés et même covidés de toute fierté humaine, mûrs pour toutes les soumissions.

Philippe Ratte est agrégé d’histoire, membre du conseil scientifique de la Fondation de la France libre.
Dernier ouvrage publié aux éditions Odile Jacob : De Gaulle et la République (avril 2018)


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